Quantcast
Channel: Beyrouth – Rumor
Viewing all articles
Browse latest Browse all 39

Face à la mer

$
0
0

Le motif de la mer est récurrent dans la filmographie prenant Beyrouth comme sujet. Regarder la mer, c’est tourner le dos à la ville, à ses divisions, aux destructions qu’elle subit, aux cris, aux bruits et aux larmes, aux temporalités désaccordées de la société. Regarder la mer, c’est y trouver ouverture, apaisement, liberté. La corniche de Beyrouth est souvent, d’ailleurs, le lieu privilégié de cette vision. La mer peut aussi être un appel du large, et constituer alors une métaphore du départ.

Ce point de repère et de stabilité n’existe ainsi que par opposition, comme pour mieux signifier le dérèglement de la ville et de la vie de ses habitants, perdus, désorientés, qu’ils cherchent à partir ou qu’ils reviennent sur les traces envolées de leurs souvenirs. Dans ce cinéma, la mer n’est donc que rarement sereine et son calme et la prévisibilité du ressac sont constitutifs d’un malaise sous-jacent. Le cinéma de Ghassan Salhab, notamment Beyrouth fantôme et Terra incognita, exhibait ainsi ces motifs, tout comme un court métrage du même (Posthume) dont on a déjà parlé ici.

Dans cette logique, l’opposition de la mer et de la terre de part et d’autre de la ligne de rivage n’est pas aussi claire qu’il pourrait sembler. Car la terre et ses déchirements, ses destructions, ses pollutions trouvent dans la mer un exutoire et l’envahissent. Le dérèglement de la ville conduit à son débordement dans la mer : déblais, ordures, eaux boueuses et charriant immondices et pollutions altèrent et déforment le littoral en de gigantesques excroissances troubles et instables, que les flots lèchent, mélangent et emportent, déposant remugles et matières décomposées sur toute la côte. Pour leur part, les spéculateurs, les promoteurs, les ingénieurs et les urbanistes conjuguent leurs visions et leurs actions pour stabiliser ces formes incertaines et mouvantes, en faire de vastes plateformes destinées à accueillir le futur de la ville, un futur qui toutefois tarde à prendre forme. Ces espaces sont un décor amorphe, et lorsque s’édifient des bâtiments, ils restent vides et sans vie.

Face à la mer, d’Ely Dagher, qu’on pouvait voir sur les écrans français ces dernières semaines, s’inscrit dans la filiation d’un cinéma libanais de l’errance, de la jeunesse divagante et hébétée, qui ne trouve ni dans l’exil, ni dans le retour au foyer, ni dans la fête triste et dopée aux stimulants artificiels la possibilité de se construire et de construire un avenir. Dans un pays privé de liquidités par la crise financière et le chômage massif, les familles peinent à se nourrir. Dans les familles séparées par l’exode des jeunes, les repères s’effacent, le silence et l’incompréhension s’interposent entre les individus. Les mobilisations politiques ne sont plus qu’un souvenir évanoui.

La vue sur la mer est entravée par le mur des constructions bétonnées, et se réduit à une ligne de fuite. Roulant de nuit dans la ville sans vie, les deux jeunes gens qui en sont les personnages principaux se déplacent dans les rues vides, observent les immeubles luxueux aux appartements vacants. Dans cette scène nocturne, la lumière presque aveuglante semble celle d’un cauchemar irréel tant, dans la réalité des nuits du Liban d’aujourd’hui, l’obscurité perpétuelle éteint toute vision. Lorsqu’ils accèdent au rivage, la mer se révèle un cloaque tiède et trouble, la couleur bleue a cédé la place aux gris puis à une blancheur épaisse et sale, où flottent débris et fantômes d’humains noyés. Chronique d’une dépression collective sourde aux clameurs de la révolution, ce film gluant et désespérant exprime la noyade longue et insupportable d’un pays à l’abandon.

Pour autant, conclure sur cette note désespérée trahit en partie ce que transmet ce film. Son inventivité plastique, son art des points de vue, qu’il s’agisse des panoramiques à hauteur de drones saisissant la lumière irréelle de Beyrouth, ou du cadrage étonnant saisissant la joie des corps emportés par le rythme de la danse, et plus largement tout le travail sur les couleurs, constitue une puissante illustration du potentiel créatif et artistique de ce pays, de son énergie, de sa volonté de dépasser une réalité abjecte pour en exprimer les possibles latents.


Viewing all articles
Browse latest Browse all 39

Latest Images





Latest Images